La peinture, telle que façonnée par l’artiste Hyacinthe Ouattara, peut être atypique à nos premiers regards, celle-ci nous oblige à une échappée au-delà des normes établies. Ici, elle est synonyme de multitudes : de strates, de couleurs, de fils. Des explosions savamment cousues, des révolutions patiemment tissées.
Au gré des échanges avec l’artiste, nos perceptions s’enrichissent d’une possibilité transverse ; et si cette peinture était pour Hyacinthe Ouattara avant tout acte de liberté ?
Textes par Ronan Grossiat
L’éthique de l’ancestralité en serait le premier socle. L’artiste est autodidacte, a développé sa pratique à partir d’un héritage propre, hors des autorités et formats importés des académismes occidentaux. Il n’a pas eu à (re-)conquérir indépendance et originalité artistique.
Ainsi, la prégnance dans ses références de sa ville natale, Diébougou, au sud-ouest du Burkina Faso. L’artiste, enfant, y jouait dans des tunnels laissés à l’abandon, vestiges de constructions militaires décidées par l’administration coloniale au début du XXe siècle, et du travail forcé des populations locales. L’enfance est éveil d’une conscience.
La mémoire de Thomas Sankara affleure dans son histoire familiale personnelle, les paroles de l’enfant Ti-Jean de Simone Schwarz-Bart reviennent en tête : « — Père Filao, pourquoi nous ont-ils donc fait ça ? – Garçon, (…) nul ne peut le dire, car ceux qui nous ont frappés ont gardé le poignard dans la main, et leurs raisons dans le cœur (…) – Père Filao, avec tout le respect : Il n’y a plus d’oiseaux dans les nids de l’an dernier et moi qui n’ai pas peur de la mort, le poignard, je leur ôterai des mains… ».
Le travail de Hyacinthe Ouattara est un hommage, choisi, à celles et ceux qui l’ont façonné : la pratique de la couture de sa mère, la virtuosité des formes des sculpteurs et artisans potiers de sa région.
L’art inspiré par son ancestralité semble s’apparenter pour lui à une force, une garantie face aux influences et facilités contemporaines.
Liberté du regard critique face aux dérives politiques. Alors que les répressions des opposants et journalistes s’intensifient de la part de régimes aux orientations autoritaires et claniques, dont Frantz Fanon appelait déjà les populations, et en particulier les intellectuels et artistes, à se défier pour les périodes postindépendances : « (..) ces Chefs de gouvernement sont les véritables traîtres à l’Afrique car ils la vendent au plus terrible de ses ennemis : la bêtise ».
Et attachement à la droiture d’un travail, qui n’est pas mu par les attentes et les goûts d’un marché, qui par son processus lent, son refus des assignations, s’inscrit comme antinomie aux éblouissements dénoncés par Joseph Tonda, à la mode d’un art contemporain africain fabriqué par le regard européen.
L’affirmation du droit à l’opacité en deuxième lieu imprègne particulièrement la démarche de Hyacinthe Ouattara. « Comprendre ce que l’œil ne voit pas » dit l’artiste…, « accepter que, peut-être, le mystère de la peinture est à l’arrière du tableau ». De sa part, par la matérialité de la peinture, c’est un acte fort de privilégier, à l’époque de « l’universel de la transparence, imposé par l’Occident », l’idée d’une « multiplicité sourde du Divers ».
Dans l’œuvre de Hyacinthe, la signification – et toute éventuelle tentative de décryptage de celle-ci – nécessite d’aller découvrir l’envers. Cela me remémore une discussion commune avec Hyacinthe Ouattara, en 2022, où nous avions célébré les invisibles, ce peuple des Batoutos créé par Edouard Glissant dans son roman ‘Sartorius’ : « Ainsi que le remarque Mathieu, qui a huit ans alors, c’est à coup sûr trahir ce peuple que d’essayer de dire ce qu’il est ou ce qu’il était.
‘S’ils veulent rester non vus, pourquoi veux-tu les montrer ?’ ». L’hymne à l’opacité résonne avec les œuvres de Hyacinthe.
Enfin, les tableaux-peintures de Hyacinthe Ouattara sont le parfait reflet d’une pensée de l’errance, incarnée très tôt par cet artiste qui, dès l’âge de 13 ans, a choisi de quitter sa région d’origine, de découvrir d’autres horizons. Et c’est en signe d’humilité qu’il proclame « faire de la non-peinture », afin que la peinture, qu’il considère comme entité, accepte que l’artiste
l’emmène ailleurs, c’est-à-dire qu’elle autorise à sortir du figé, de l’immuable… et que la poésie prenne forme.
« Il faut passer par la non-peinture, afin d’aboutir à la peinture elle-même » dit l’artiste. Voilà une « dé-marche » qui rencontre les mots de Chris Cyrille et Sarah Matia Pasqualetti : « Si toute méthode est, sur le plan épistémologique, une manière d’emprunter un chemin, nous choisissons la danse syncopée, une certaine chorégraphie comme dé-marche. Nous bondissons de champ en champ, syncopons les disciplines comme Crabe, déréglons les notes (…) »
Éthique de l’ancestralité, droit à l’opacité, pensée de l’errance, et Hyacinthe Ouattara construit sa liberté de se réapproprier la peinture. L’artiste cite volontiers l’écrivain franco-ivoirien Armand Patrick Gbaka-Brédé, si attaché à ce que chaque peuple, chaque individu qui aurait été invisibilisé se réapproprie la parole et les mots, et à ce que l’histoire documentée intègre enfin les concerné.e.s, à l’image de Madjiguène Cissé….
« Car l’autre, même lorsqu’il n’est pas un ennemi, est toujours perçu, comme quelqu’un à voir, et non comme quelqu’un qui voit aussi ».
Décoder les peintures de Hyacinthe Ouattara, c’est accepter de faire une partie du chemin avec l’artiste lui-même, renoncer à la primauté d’une lecture extérieure imposée, s’ouvrir au regard de l’artiste, célébrer cette douce liberté de s’être réapproprié la peinture.
Textes par Ronan Grossiat